Intervention prononcée par Patrick Kanner, président du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames et Messieurs les ministres
Mes chers collègues,
Qui aurait pu croire, au soir du 7 juillet dernier, que vous seriez aujourd’hui dans cet hémicycle, monsieur le Premier ministre ? Et qui aurait pu croire que vous seriez copieusement applaudi par la droite sénatoriale, jusqu’alors si prompte à critiquer la politique d’Emmanuel Macron ?
Depuis votre nomination, j’ai l’impression étrange que nous sommes entrés dans un monde parallèle, totalement déconnecté des réalités et des aspirations des Français. Quand je vous regarde Mesdames et Messieurs les ministres, ce que je vois c’est la combinaison des perdants. Non, pas une seconde je n’aurais cru m’adresser à vous, et dans ces conditions.
Ce n’est pas de la naïveté de ma part. Cela s’appelle la droiture et le respect de la démocratie.
Oui, j’ai sincèrement espéré que le président de la République entendrait les trois principaux messages que nos concitoyens ont clairement exprimé lors des élections législatives :
– l’aspiration à une politique de gauche, avec le Nouveau front populaire en tête des suffrages
– le refus massif de la politique d’Emmanuel Macron
– le rejet de l’extrême-droite, avec un front républicain solide
Pourtant, nous voilà gouvernés par un Exécutif de droite, sommé de poursuivre la politique menée depuis 7 ans par Emmanuel Macron et adoubé par l’extrême droite.
Oui, je suis en colère. Pas à votre encontre, Monsieur le Premier Ministre. Vous ferez ce que vous pourrez. Pas contre vos ministres. S’ils ne sont plus démissionnaires, ils sont probablement intérimaires. Ma colère, elle est celle de ces millions de Françaises et de Français qui voient leur vote balayé d’un revers de main par un président de la République qui, même lourdement sanctionné par les urnes, ne doute jamais de rien, et surtout pas de lui-même.
Je suis en colère parce que l’on ne mesure pas le ressentiment que cette impunité peut provoquer chez nos concitoyens. Un ressentiment profond et durable, envers ceux qui les gouvernent. Le sentiment que leurs voix ne comptent plus.
Ma colère porte enfin, sur l’état de la France qui subit les conséquences d’un septennat d’incurie, de déni, de mépris.
Je me permets de m’adresser plus particulièrement à la droite de cet hémicycle. Mes chers collègues, lorsque vous quittez les murs du Sénat et que vous vous rendez dans vos départements, comment parvenez-vous à assumer sincèrement votre participation à cette mascarade devant les Français qui vous interpellent ? Vous qui avez bruyamment combattu la politique menée depuis 7 ans par Emmanuel Macron, comment pouvez-vous aujourd’hui justifier ce choix, en regardant les Français droit dans les yeux ?
Quand, comme Monsieur Retailleau, on estime que « la droite n’est pas soluble dans le macronisme », comment se fondre ainsi dans une union des droites, de Macron au Rassemblement National ?
Quand on se dit gaulliste, comment accepte-t-on de prêter main forte à un président de la République qui restera celui qui a le plus affaibli nos institutions ? Quand on doit l’élection de 24 de ses députés au front républicain, comment consent-on à diriger un gouvernement sous surveillance du Rassemblement National, et même pire, sous son influence.
Aujourd’hui, vous vous inscrivez dans le bilan d’Emmanuel Macron, et vous devrez l’assumer à l’avenir. Oui, ce bilan sera votre fardeau, Monsieur le Premier Ministre.
Je pense d’abord et bien sûr aux finances publiques qui connaissent une trajectoire cataclysmique. Je pense aux choix budgétaires qui affaiblissent nos services publics et frappent les revenus des ménages les plus modestes. Qui mettent à mal notre protection sociale et notre modèle républicain.
Le Mozart de la finance, accompagné du Beethoven du ruissellement se sont révélés n’être que des joueurs de piano mécanique mal accordés, des maestros en chambre qui ont dégradés lourdement la signature de la France et le niveau de vie des Français.
Vous avez annoncé hier que vous souhaitiez ramener le déficit à 5% du PIB d’ici l’année prochaine. Pour mémoire, sur les 30 dernières années, il n’y a que la gauche au pouvoir qui ait réduit le déficit et notamment sous le quinquennat de François Hollande. A contrario, vous êtes comptable de la destruction de 58 milliards d’euros de recettes fiscales par an.
Vous avez fait le choix de réduire les dépenses ce qui est la doxa habituelle de l’idéologie libérale que vous partagez avec Emmanuel Macron. Mais, fait nouveau, vous avez aussi évoqué la possibilité d’augmenter certaines recettes en faisant particulièrement contribuer les plus riches, entreprises comme particuliers. Je me réjouis de votre adhésion à ce que nous défendons depuis des années. Allez, encore un effort, Monsieur le Premier Ministre. Parlez-nous de contributions pérennes et non pas exceptionnelles, parlez nous d’ISF, de flat tax, d’exit tax, de niches fiscales inutiles et vous verrez que la richesse sera encore mieux répartie dans notre pays. C’est là que vous retrouverez des marges financières. Certainement pas, en amputant 50 millions d’euros aux crédits alloués à La Poste.
Les mauvais choix opérés ont également conduit à l’affaiblissement de la France sur la scène internationale et ce, alors que nous sommes dans un contexte de grandes tensions, où la compétition internationale est exacerbée, où nos valeurs sont malmenées avec des institutions multilatérales moins respectées et la montée des États autoritaires. Face à un Président imprévisible, quel sera votre poids ? Comment allez-vous gérer les influences du RN à l’heure des choix européens ? Êtes-vous en mesure de nous confirmer votre soutien à l’Ukraine avec de tels alliés ? Êtes-vous toujours convaincu qu’il faille remettre en cause la supériorité du droit européen sur le droit national en matière d’immigration ?
Nous n’avons pas la même vision. La nôtre, qui est majoritairement partagée par nos concitoyens, est celle d’un espoir. L’espoir d’amélioration des conditions de vie. C’est la raison d’être du socialisme réformiste.
Ce qui est également dans notre ADN, c’est de nous appuyer sur les collectivités territoriales. Non, les collectivités ne sont pas responsables de la situation catastrophique de nos finances publiques. Parmi les 880 milliards d’euros supplémentaires de la dette publique entre 2017 et 2023, les collectivités ne représentent que 10 milliards. Soit 1,3% seulement quand elles portent par ailleurs 70% de l’investissement public. Elles n’ont aucune leçon de gestion à recevoir de la part de gouvernements qui n’ont cessé de creuser les déficits de l’État. Au nom de l’ensemble de mes collègues socialistes, je tenais ici à les saluer et à saluer nos élus locaux sans qui la vie démocratique de notre pays ne pourrait exister.
Je pense d’ailleurs à ceux en charge du logement qui s’inquiètent du manque d’ambition de votre discours, après des années d’inaction. Une inaction coupable, tant les chiffres de la construction sont historiquement bas, et tant la tension est extrême sur le marché locatif avec des niveaux de loyers intenables pour les ménages, 2,7 millions ménages sont en attente d’un logement social : un triste record avec des conséquences économiques et sociales qui touchent tous nos territoires.
Autre angle mort de votre discours : la lutte contre les déserts médicaux. Il y a urgence à agir, monsieur le Premier ministre. La difficulté d’accès aux soins est l’un des ressorts les plus puissants du sentiment d’abandon dans nos territoires. Lorsque vous patientez des mois avant d’obtenir un rendez-vous, cela a été dit par mon collègue Darnaud, chez un spécialiste, et que vous devez faire plusieurs dizaines de kilomètres pour vous y rendre, vous ressentez cette relégation au plus profond de votre chair. Le « programme d’Hippocrate » que vous avez annoncé hier n’y changera rien.
En ce qui concerne l’hôpital public, votre discours ne nous rassure pas davantage. Quand il s’effondre, vous vous contentez de vouloir limiter la « paperasse », sans évoquer l’urgence de lui donner les moyens financiers de se redresser. Cette réponse n’est pas la hauteur des attentes, ni des patients, ni des soignants.
Quant à l’école de la République, le premier budget de la nation a occupé hier très exactement 2 minutes 30 de votre déclaration de politique générale, avec comme seule proposition concrète le recours à des enseignants retraités.
Ce n’est pas à la hauteur des enjeux : il est temps d’accorder enfin à notre école publique les moyens nécessaires pour fonctionner dans de bonnes conditions : baisser le nombre d’élèves par classes, améliorer l’accueil des élèves en situation de handicap, revaloriser le salaire des enseignants et de l’ensemble des personnels qui œuvrent au quotidien dans les établissements, et améliorer la mixité sociale et scolaire.
L’école de la République, mes chers collègues, est aujourd’hui à bout de souffle, malmenée par les réformes successives depuis 2017, qui s’inscrivent toutes dans un sillon libéral et inégalitaire : le « choc des savoirs » et les groupes de niveaux en sont les derniers exemples criants.
L’école à un coût mais elle n’a pas de prix, elle représente un investissement d’avenir pour notre pays.
C’est la même logique qui guide nos propositions concrètes et efficaces pour la transition écologique tout en préservant le pouvoir de vivre des Français. Votre feuille de route en la matière tient plus du discours de la méthode que d’un programme d’action. Vous ne réduirez la dette écologique qu’en mettant en place des outils pour le faire. Planifiez la suppression de l’ensemble des niches fiscales polluantes en les remplaçant par des aides à la transition ; agissez en priorité sur les causes du réchauffement sans vous contenter de vous adapter à ses effets et vous nous trouverez à vos côtés.
Pour les jeunes, il nous faut combattre la précarité qui les frappe, favoriser leur émancipation, leur garantir les meilleures conditions d’études et de recherche. Pour les actifs, augmentons les salaires. Pour les agriculteurs, assurons leurs des revenus justes et décents. Pour les retraités, sanctuarisons la revalorisation des pensions qui semble déjà menacée, Monsieur le Premier Ministre. Est-il vrai que vous comptez décaler la revalorisation au 31 juillet prochain ? J’attends votre réponse tout à l’heure. Enfin, abrogeons la réforme des retraites, injuste et inutile.
Pour tous ces sujets, Monsieur le Premier Ministre, nous avons des propositions à vous faire.
Sur un dernier dossier sensible et symbolique d’une gouvernance de l’échec : la Nouvelle-Calédonie. Par tous les moyens, nous avons alerté les gouvernements de l’époque et la droite sénatoriale, qui compose aujourd’hui votre exécutif, sur les dangers du passage en force.
Le dégel du corps électoral ne pouvait pas s’imposer comme le souhaitait Gérald Darmanin, soutenu à l’époque par Monsieur Retailleau et Monsieur Buffet. Face à la crise, et l’impossibilité d’organiser un scrutin dans le chaos, le groupe socialiste écologiste et républicain a proposé un texte prévoyant le report des élections. Il faut vous en emparer, Monsieur le Premier Ministre. Ce report doit servir à la reconstruction et à renouer avec la méthode du dialogue. Celle des accords de Matignon et de Nouméa.
Hier, j’ai entendu le virage à 90° que vous avez opéré et je me félicite de cette lucidité mais j’ai une pensée pour les 13 morts et leurs familles, je regrette les 3 milliards d’euros de dégâts et les destructions d’emplois. Emmanuel Macron porte la responsabilité de la crise institutionnelle et existentielle dans laquelle est plongée le caillou. Elle restera l’acmé de son obstination et de son entêtement.
À travers tous ces choix, Emmanuel Macron, nous aura montré les limites de notre système. Il nous aura convaincu de la nécessité de démocratiser nos institutions.
Je vous l’affirme, Monsieur le Premier ministre, plus que jamais, la gauche fera entendre sa voix au Parlement. Nous porterons dans les prochaines semaines et les prochains mois des propositions qui permettront notamment de garantir l’égalité territoriale, particulièrement dans les Outre-mer, de vivre dignement de son travail, d’accéder à un logement abordable, de porter l’ambition de la politique de la ville, d’agir en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, de redonner des moyens à nos collectivités, de renforcer nos services publics, de garantir la sécurité de nos concitoyens, de mettre en œuvre une réelle politique sur le grand âge, de développer une transition écologique ambitieuse et bien sûr, mes chers collègues, de protéger l’État de droit.
Vous le voyez, Monsieur le Premier Ministre, une autre voie est possible. Celle de l’égalité réelle sur tout le territoire, celle de la justice sociale, fiscale comme environnementale, celle de l’apaisement de la société et du renforcement de la République.